Après avoir ciblé de nombreux
joueurs professionnels en 2012, le fisc français tente une nouvelle offensive.
Celle-ci pourrait avoir des répercussions bien plus désastreuses sur
l’écosystème et les acteurs en place. Pour les joueurs, l’absence de
représentativité fait une nouvelle fois cruellement défaut. Enquête sur une année
2017 riche en rebondissements.
Claude* est
un inconditionnel de poker. A force de passion, de travail, et de temps, il est
devenu un spécialiste de Cash Game sur le .fr, où il joue sur toutes les
plateformes. Ou plutôt « jouait » … Car en début d’année, il a reçu à
son domicile un courrier inattendu : l’administration fiscale l’informait d’un
contrôle fiscal portant sur plusieurs années. Tout comme plusieurs dizaines de
joueurs français, c’est la douche froide. Mais à l’inverse de la vague qui
avait eu lieu en 2012, cette fois le gendarme fiscal s’adresse directement à
des inconnus du grand public, qui n’ont pas réalisé de performances live, signé
des contrats de sponsoring ou même affiché leur réussite sur internet.
De croyances …
Pour ces raisons, il ne fait que peu de doute pour Maître
Cédric Seguin, l’avocat qui défend les cas d’une vingtaine d’entre eux, que
leurs ennuis font suite à la transmission de leurs dossiers par L’Autorité de Régulation des Jeux en Ligne (ARJEL) tant il est impossible pour le fisc d’accéder seul au niveau d’informations dont il dispose : « Pour moi, il y a une collaboration évidente entre l’administration fiscale et l’ARJEL » soutient-il. Il balaie d’ailleurs rapidement l’argument selon lequel toute demande devrait être nominative. « Il n’y a pas de texte qui oblige l’administration à faire une demande nominative. Ce n’est écrit nulle part, cela a été la croyance qui s’est répandue à une époque où l’ARJEL disait qu’il ne voulait pas communiquer spontanément. […] Je ne suis pas surpris qu’une administration collabore avec une autre administration. »
Cette prétendue croyance trouvait pourtant ces sources dans le discours même du Président de l’ARJEL, Charles Coppolani, devant la Commission d’enquête sur les Autorités Administratives Indépendantes (AAI) au Sénat en Juin 2015[1] : « Nous ne pouvons, aux termes de la loi, utiliser ces données que dans un objectif de contrôle des opérateurs ou pour répondre aux réquisitions de l'administration fiscale et de la justice, lesquelles doivent être individuelles. Récemment encore, à la réquisition émanant d'un inspecteur des finances publiques qui souhaitait obtenir une liste de personnes ayant, dans une région, réalisé des gains supérieurs à un certain montant, j'ai opposé, au motif qu'elle n'était pas individuelle, un refus. »
… en certitudes …
Cependant, en 2016, l’ARJEL a pourtant bien fourni, à la demande de l’administration fiscale, la liste des joueurs aujourd’hui en cours de redressement comme Claude. Si l’organisme réfute les assertions de transmission de données personnelles spontanée au fisc, comme le lui interdit la loi[2] , Charles Coppolani explique : « Nous avons eu une grande interrogation [ndlr : de la part du fisc en 2016] à laquelle nous avons mis du temps à répondre d’abord parce que nous avons vérifié que nous y étions obligés ». Cette nouvelle position de l’Autorité de Régulation repose sur l’article L84 B du livre des procédures fiscales[3] qui lui impose de répondre sans pouvoir opposer le secret professionnel, et sur l’article L81[4] qui stipule que « pour l'établissement de l'assiette et le contrôle de l'impôt, le droit de communication peut porter sur des informations relatives à des personnes non identifiées ». « C’est une obligation qui pèse sur tout le monde », confirme C. Coppolani. Invoquant le secret professionnel, il a en revanche refusé de divulguer le moindre détail sur la requête de l’administration fiscale et les critères qu’elle a établi pour ce faire.
Me Seguin, lui, ne partage pas cet avis. Pour lui, si l’on ne souhaite pas répondre à une demande, on peut toujours trouver le moyen de ne pas le faire. Il rappelle à ce titre que « l’administration fiscale n’a jamais engagé d’actions contre un opérateur ou qui que ce soit qui [n’aurait] pas voulu répondre. » Et à sa connaissance, l’ARJEL ne fait pas exception …
Chaque partie interprète donc les textes de loi à sa guise. Il n’en reste pas moins que, dans les faits, le fisc peut désormais accéder aux données de jeux de n’importe quel joueur, et donc à ses gains. En 2016[5] , l’ARJEL a été plus sollicitée par la DGFIP[6] que sur les deux années précédentes cumulées (45 fois contre 31 en 2015 et 11 en 2014). Ce rythme s'est encore accéléré en 2017. Sur le seul premier trimestre, le nombre de requêtes représentait déjà 60% de celles réalisées sur … toute l’année précédente !
… en passant par l’exil fiscal …
A nouveau contexte, nouvelle approche. Il n’est désormais plus temps de philosopher sur le bienfondé de l’imposition du joueur de poker, ni prendre le risque de passer entre les mailles du filet. Grinder exilé à l’étranger pendant plusieurs années, Alexandre* ne s’est pas posé la question. Depuis son retour en France, il a décidé de mener toutes les - nombreuses – démarches pour comprendre lui-même les implications concrètes du statut de joueur professionnel. « Je vais quand même me tourner vers un expert-comptable au final », conclut-il.
D’autres exilés sont dans une situation bien plus embarrassante. Joueurs actifs du .fr, ils n’ont jamais rien déclaré, et même s’ils souhaiteraient aujourd’hui le faire, la crainte de la rétroactivité ne les incite pas à faire les démarches. C’est là que le conseil d’un spécialiste prend tout son sens. Bon nombre de joueurs considèrent le départ à l’étranger comme la solution à la problématique ‘Impôts’, mais exil et exil fiscal sont deux choses bien distinctes. Pour Me Seguin : « Si vous partez à l’étranger, faites-le pour de vrai. » Quitter le pays sans le signaler à l’administration fiscale, tout en gardant une adresse chez des parents ou des proches ne change absolument rien à votre statut fiscal. Il ajoute que dans la mesure du possible, il convient de « s’inscrire ou du moins de se faire connaître de l’administration fiscale du pays dans lequel [le joueur est] installé pour résider. » Et bien sûr, quitter la France en 2017 ne permet pas de se soustraire à ses obligations fiscales pour les années précédentes ...
Autre point important à ses yeux : la situation bancaire. Il juge indispensable de posséder des comptes dans les pays de résidence uniquement sur lesquels doivent être fait tous les mouvements financiers. Dans le cadre de l’activité poker sur le.fr, un compte français ne doit servir qu’à ‘cashin / cashout’.
Parmi les dossiers qu’il défend, l’avocat concède qu’outre deux cas où il a pu démontrer le réel exil fiscal, de nombreux autres dossiers sont bien plus épineux à gérer.
… au flou artistique fiscal …
Retour en France. L’imposition des gains au poker est aujourd’hui un sujet qui affole les esprits et les communautés. Interrogations, craintes, demandes d’informations, avis plus ou moins avisés y sont de plus en plus nombreux. Rien ne remplacera le conseil d’un spécialiste, comme le confirme, lui aussi, le joueur ‘Darkstar’, auteur d’une version détaillée du statut de joueur de poker pour se mettre en règle avec l’administration fiscale sur Clubpoker[7].
La notion de régularité, de pratique habituelle, élément clé de la doctrine fiscale, reste difficile à définir. Le Bulletin Officiel des Finances Publiques – Impôts (BOFIP) stipule que les gains réalisés par les joueurs professionnels sont imposables au titre de la catégorie des bénéfices non commerciaux. Cette position est pleinement applicable à la pratique habituelle du jeu de poker, y compris en ligne, …
A partir de quelle fréquence de jeu, de temps passé, un joueur entre-t-il dans le périmètre du fisc et doit-il déclarer ? Pour Me Seguin, il s’agit d’une conjonction entre temps de jeu et volume, tout en restant subjectif par rapport aux gains ou à une activité salariale principale par exemple. Pour autant, « jouer à League of Legends tous les soirs pendant deux heures, où je ne peux pas gagner d’argent, cela ne fait pas de moi un professionnel. Il se trouve que le poker a cette particularité que vous pouvez gagner de l’argent. », continue-t-il. Il écarte néanmoins la notion d’activité secondaire comme esquive à l’imposition : avoir deux emplois n’est pas une situation réservée aux seuls joueurs de poker.
… à l’attractivité du marché
Sur la route de l’embellie du produit poker, en difficulté régulière depuis son lancement en 2010, la crainte de la fiscalité pourrait se dresser comme un nouvel obstacle de taille. L’ARJEL qui avait enfin retrouvé du crédit auprès des joueurs suite à la signature de la convention de partage des liquidités avec l’Italie, l’Espagne et le Portugal s’inquiète des répercussions que pourraient avoir cette nouvelle donne sur l’activité des opérateurs. « Il est évident qu’à partir du moment où on commence à faire répandre le bruit que si vous gagnez au poker, le fisc va venir vous chercher, cela ne créé pas une attractivité du secteur » déplore Clément Martin-Saint-Léon, Directeur des Marchés, de la Consommation et de la Prospective à l’ARJEL.
Du côté des opérateurs, le sujet est sensible. Ils n’ont bien sûr aucun intérêt à communiquer sur leurs clients les plus réguliers, et donc les plus rémunérateurs, mais restent soumis au droit de communication de l’administration. Winamax et PMU confirment recevoir régulièrement des demandes, mais ne s’y plier qu’uniquement si elles sont nominatives. Tout comme l’ARJEL, ces opérateurs démentent avec force les rumeurs affirmant le contraire. Interrogé sur des remontées de joueurs l’incriminant, notamment sur Clubpoker, Winamax s’est empressé d’y répondre sans ambiguïté par l’intermédiaire d’Aurélien ‘guignol’ Guiglini.
Jusqu’à cette année, les seuls joueurs redressés étant des professionnels publiquement connus, les rooms sont toujours restés à l’écart de ce débat sulfureux. Non seulement l’administration fiscale s’attaque désormais à leur clientèle directe mais instille une atmosphère anxiogène auprès de l’ensemble de leur cible, des réguliers aux récréatifs. Le fisc en épée de Damoclès, à tort ou à raison, n’est pas l’argument de vente idéal.
Le joueur amateur ‘Holdembrain2’, vainqueur d’un Million Event Winamax début 2016 pour plus de 186.000€ le confirmait dans une interview à Pokerlistings en mars dernier : la room n’avait aucune information à lui communiquer sur la partie fiscale de son gain. Il s’est donc tourné vers les impôts, puis vers un avocat qui a réussi à le sortir du mauvais pas dans lequel l’affaire s’était alors initialement engagée.
L’absence de représentativité des joueurs fait aussi cruellement défaut : lobbying, accompagnement des joueurs dans les démarches, source d’informations de la communauté, rapprochement avec les opérateurs face à une menace commune seraient autant d’actions indispensables pour faire entendre la voix des joueurs.
Dans son intervention sur Clubpoker, A. Guiglini a officialisé l’information des joueurs pour lesquels la room transmettrait des informations suite à une demande nominative de l’administration. Ce geste est à saluer, et surtout à amplifier pour la communauté de joueurs : les autres opérateurs seront-ils aussi coopératifs ? Du côté de PMU, on se dit favorable à l’idée sous réserve de faisabilité légale. Les équipes de Betclic affirment de leur côté qu’elles n’en ont pas le droit. Comme les autres, Unibet reconnaît des demandes et l’obligation d’y répondre, mais ces requêtes sont confidentielles. Pokerstars n’a pas souhaité commenter, se retranchant derrière un porte-parole « ne partageant pas d’informations sensibles, ne commentant pas les process internes ni ne divulguant de statistiques non officielles. »
Enfin l’ARJEL indique que « la législation applicable à l’Autorité la contraint au secret professionnel ». Elle ne communiquera donc, elle non plus, aucune information aux joueurs.
Enfin l’ARJEL indique que « la législation applicable à l’Autorité la contraint au secret professionnel ». Elle ne communiquera donc, elle non plus, aucune information aux joueurs.
Un point ne souffre, lui, aucun doute : les procédures engagées en début d’année n'étaient pas les dernières. En début d’été, le fisc a placé un second barrel, de nouveaux joueurs faisant face à un examen fiscal de situation personnelle.
Et ces procédures seront longues : après plus de cinq ans, les joueurs Manuel Bevand et Valentin Messina ont annoncé en mai 2017 avoir obtenu une décision favorable sur la partie ayant trait à l’activité occulte, la cour d’appel ayant notamment reconnu que la jurisprudence et l’administration fiscale n’avaient estimé qu’après coup de l’imposition des gains. Il est bien évident que cet argument ne devrait donc pas être utilisable pour les dernières procédures. Les deux joueurs ont indiqué vouloir maintenant aller jusqu’au Conseil d’Etat et faire annuler l’ensemble de la procédure.
Selon la décision de ce dernier, le poker pourrait-il alors (re)devenir non imposable en tant que jeu de hasard ? One chip, one chair !
D’ici là, le risk reward de ne pas déclarer pour les joueurs réguliers s’est fortement réduit.
soxav
[2]
IV de l’article 36 de la loi du 12 mai 2010.
[3]
créé par LOI n°2010-476 du 12 mai 2010 - art. 40
[4]
modifié par LOI n°2014-1655 du 29 décembre 2014 - art. 21 (V). En lien avec Article
R*81-3 ( Modifié par DÉCRET n°2015-1091 du 28 août 2015 - art. 1 )
[5]
Rapport d’activité 2016-2017, ARJEL, publié le 24/05/2017.
[6] Direction Générale des Finances Publiques.
[7]
http://www.clubpoker.net/forum-poker/topic/225914-imposition-du-joueur-de-poker-professionnel/
[8]
BOFIP - BNC - Champ d'application - Activités et revenus imposables -
Professions sportives - III. Joueurs de bridge et de poker
[9]
Pokerlistings, 07 mars 2017 : http://fr.pokerlistings.com/interview-holdembrain2-et-avocat-joueurs-poker-et-fisc-47808
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